vendredi 17 mars 2017

Robert Curtat, les années de guerre en Suisse côté roman


Le premier roman de Robert Curtat fait figure de document important. Intitulé "Le Chemineau du lac", il a été remis aux éditions Plaisir de lire, et son auteur s'est éteint en 2015, au tout début du travail éditorial autour de cet ouvrage. Natif du Périgord, Lyonnais puis Suisse d'adoption, l'auteur a dirigé le musée de l'imprimerie Encre et Plomb à Chavannes-près-Renens. Rien d'étonnant à ce qu'il soit venu, à un certain moment de son parcours, à l'écriture. 

Alors que l'on se souvient cette année de la révolution russe de 1917, "Le Chemineau du lac" évoque le début du vingtième siècle, vu de la Suisse. Une Suisse placée dans une situation particulière, neutre mais en mesure de se défendre. Pacifistes, socialistes ou anarchistes, certains milieux estiment, naturellement, que l'on défend surtout les intérêts des plus riches lorsque l'on est posté aux frontières, affecté à des tâches peu humaines, ou que l'on accepte la détérioration de conditions de travail. 

Lucien Druey, cheminot et chemineau
Pour donner corps au contexte de la Suisse durant la Première guerre mondiale et immédiatement après ("Le Chemineau du lac" évoque aussi la grève générale, qui éclate au terme d'une lente maturation idéologique bien rendue où plane même l'ombre de Lénine), l'écrivain met en scène le personnage de Lucien Druey, jeune homme au destin atypique. 

On s'attache à ce bonhomme dont la jeune vie est faite de hauts et de bas, dans le registre modeste qui est le sien: enfant recueilli, il trouve un nouveau maître en la personne d'un cheminot, Grandguillaume, qui lui donne un métier aux chemins de fer et l'humanité que peuvent apporter les lectures. Celles-ci signent d'ailleurs un progressisme certain, peu évident à une époque où, pour les ouvriers et les modestes, tout restait à conquérir. 

A propos, chemineau ou cheminot, l'auteur semble n'avoir pas choisi: si Lucien Druey est chemineau, c'est qu'il trace sa route tout seul, composant avec ses faiblesses et ses idéaux, et s'il est cheminot, c'est qu'il a appris un métier du chemin de fer. Un chemin de fer qui résonne tout au long du roman: Lucien Druey emprunte régulièrement le train

Une Suisse revisitée
Loin d'être un super-héros parfait, Lucien Druey est un homme comme les autres, contraint de faire des choix et de composer, quitte à ce que certaines décisions, contraintes, finissent quand même par se retourner contre lui. Certes désireux d'agir, Lucien Druey est régulièrement le jouet des circonstances: imprimeur (que de belles évocations du métier!), journaliste engagé, il se retrouve agent double, et ne sort de l'ambiguïté qu'à son propre détriment, comme on dit. Les revers encaissés, sanction fréquente de rares éclaircies, donnent au "Chemineau du lac" une couleur sombre et une tonalité mineure, et l'on se demande si le personnage principal finira par trouver la paix un jour.

Suisse, ai-je dit. L'auteur suggère fortement que son roman se passe en Suisse, et ses repères historiques sont bien ceux de ce pays. Reste qu'il transfigure ce dernier en rebaptisant certains lieux - d'une manière parfois transparente. Ainsi donne-t-il à certaines villes leur nom ancien, Lausanne reprenant par exemple pour l'occasion le nom de Saint-Maire. Les compagnies de chemin de fer sont elles aussi renommées: il ne sera guère question des Chemins de fer fédéraux suisses, alors qu'ils sont constitués depuis bien quelques années au moment où se passe ce roman. L'auteur souligne ainsi tout ce que son regard sur l'époque peut avoir de personnel.

Paru avant un travail éditorial approfondi en raison des circonstances tragiques déjà évoquées, "Le Chemineau du lac" conserve un côté brut de décoffrage, que le lecteur décèle à travers certains tics de langage persistants (beaucoup de choses sont "acides" dans ce roman), ainsi que dans une certaine monotonie de l'onomastique: que de patronymes commençant par "Grand-" ou "Petit-", même si l'on concède que le procédé peut être porteur de sens. 

Roman portant un regard rare sur une époque précise, paru à point nommé, "Le Chemineau du lac" demeure cependant pertinent. Il paraît au bon moment, cent ans après des événements qui ont bouleversé le monde et marqué une Suisse moins paisible qu'il n'y paraît, où les débats du monde trouvent leur place comme ailleurs.

Robert Curtat, Le Chemineau du lac, Lausanne, Plaisir de lire, 2017.

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